Thierry Cohen Photography
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Mother Road Incantato adagio
Une route au milieu du désert, arrivant de nulle part, disparaît contre les montagnes qui ferment l’horizon. Aucun panneau de localisation, aucune voiture, personne.
Une barrière, telle un passage à niveau, se lève et retombe sans cesse avec un bruit et un clignotement répétés et obsédants, jusqu’à la tombée de la nuit.
Dans l’absurde de la situation et de ce paysage, la légendaire Route 66, "The Mother Road" des Raisins de la colère de Steinbeck, empruntée lors de la crise de 1929 par les immigrants qui traversaient l’Amérique d’Est en Ouest. Plus que jamais, elle devient ici une métaphore.
Le travail de Thierry Cohen, s’aventurant sur des territoires vastes et mystérieux, interrogeant les ciels, le cerveau humain, les espaces infinis, le temps, touche à des questions essentielles.
Dans ses précédents travaux, persistent des points de repère et des ancrages avec le réel, malgré ses tentatives de brouiller les pistes, ainsi qu’une poésie visuelle qui exerce une fascination esthétique certaine.
Comme dans Darkened cities où la question des conséquences de la pollution lumineuse sur la nature et sur la perception de la nature même par l’homme, effleurait derrière des voûtes stellaires vertigineuses et des mégalopoles à la beauté sidérante.
Dans Mother Road, le dispositif choisi par Thierry Cohen est autre : ici on est perdu, seul dans le désert, tiraillé entre la tentation de s’éloigner, de s’échapper de ce plan fixe à la cadence hypnotique et une attraction magnétique qui empêche même de fermer les yeux et d’imaginer un hors-cadre. Tension digne de la Mort aux trousses, si ce n’est que l’attente est ici sans fin, dans un huis clos sans coup de théâtre ni dénouement, où seule la lumière changera.
Tel un essai sur la patience, à une époque d’accélération permanente et effrénée, sur la dilatation du temps, Cohen conçoit un long moment décisif, destiné à se prolonger en un geste répété sans fin jusqu’à que l’action devienne inaction.
Un espace-temps sans contours, circulaire, qui résume en un plan fixe d’un peu plus de sept minutes le mouvement des planètes, le cycle du jour et de la nuit.
Un essai aussi sur la perception et l’observation, guidées par un regard poétique sur un réel/irréel.
Dans "Les villes éteintes" (Darkened cities), la nuit et les étoiles libérées du voile des lumières de la ville ; ici, un paysage coupé en deux par une barrière entre l’homme et l’espace. Barrière, à la fois frontière et faille dans un paysage ininterrompu de sables et de montagnes, intervention humaine mécanique incongrue qui endommage l’espace et le silence, et dont le rythme incessant renforce l’absurde.
Barrière qui se lève et se baisse comme un interdit infranchissable, avec son rouge clignotant et persistant, dans un ciel qui s’assombrit jusqu’à la disparition de toute autre lumière, comme une incantation...
La double signification - de l’italien "incantato", enchanté et figé - semble exprimer en un seul mot cette nouvelle oeuvre de Thierry Cohen.
Laura Serani, Paris 2013
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