Thierry Cohen Photography
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Villes éteintes ou la tension réveillée
Le travail de Thierry Cohen est d’emblée poétique. Pourtant, derrière cette délicate rêverie des sentiments se cache une terrible démonstration : ce n’est pas la nuit qui fait obstacle, c’est la ville elle-même. Villes éteintes, titre complexe qui pointe l’impossibilité d’éteindre complètement les villes. Pas assez éteintes, donc, trop lumineuses et fières de l’être, trop peuplées et galopantes, trop productives et... trop tout, à vrai dire.
Titre farceur, aussi : si les villes sont mal éteintes,les ciels, eux, le sont bel et bien. Impossible d’observer les constellations depuis nos agglomérations polluées : les étoiles, pourtant présentes, sont invisibles. La lumière émise n’est plus perceptible. Le contact avec le cosmos est rompu. Pendant des millénaires, soleil et étoiles ont guidé les hommes en quête d’orientation. Qui sait trouver le nord en ville sans boussole téléphonique ? Qui parvient encore à déchiffrer un ciel étoilé que nous avons désappris à lire ?
Paradoxe d’un monde occupé à lire les villes et néanmoins incapable d’observer le ciel. On pourrait ici tenter une lecture politique de ce travail : tandis que chaque mégapole revendique son portrait, sa personnalité, son marketing ombilical, les hommes perdent tous, collectivement, ce bien commun qu’est le ciel étoilé. Certes, on ne voit pas les mêmes constellations depuis les hémisphères nord et sud (celui-ci étant d’ailleurs plutôt plus riche que celui-là sous l’angle de la luminosité stellaire !). Mais il n’y a pas de frontière en la matière,
et les étoiles circulent, libres à leur façon. À l’heure des revendications exacerbées, l’espace céleste reste l’un des derniers biens communs qui résistent aux nations, aux régulations migratoires et aux peurs si fortes dans les villes.
Villes éteintes, titre complexe car, en réalité, pour construire ces poèmes visuels, Thierry Cohen photographie... de jour. Filtrées, réagencées, ces villes sont en effet éteintes parce que diurnes, saisies lorsque les lampions sont éteints. Les ciels, eux, sont rapportés d’ailleurs. Magnifiquement lumineux, ils ont été capturés en pleine nuit depuis des déserts ou des zones peu habitées correspondant exactement à la latitude de la ville concernée. L’artiste a jeté son filet et rapporté des constellations. Un long travail de patience lui permet ensuite de recomposer en atelier le puzzle de la ville et de son ciel. Chaque nuance de gris, chaque reflet est alors décidé, davantage inventé que restitué. Artifice ? Oui, le même que depuis les débuts de la photo, jouant avec la matière et la lumière pour découvrir la ville.
Étrange travail sur des mégapoles incontrôlables qui tracent la route des cités du futur. Ici se combinent bien des fils : poésie lyrique appuyée sur une impressionnante documentation ; invention d’une vue imaginaire ; fiction d’un possible devenu invisible ; portrait de ville fait d’images multiples ; grands formats qui englobent mégapole et cosmos pour mieux les rassembler.
Le célèbre dicton médiéval « l’air de la ville rend libre », tout d’une pièce joyeuse, cède ici la place à un constat trouble : la ville empêche et facilite tout à la fois, elle dégoûte et fascine. Tout le mérite de Thierry Cohen est de réveiller en nous cette complexité née d’une mystérieuse et contradictoire tension.
Villisima, Editions Parenthèses.
Guillaume Monsaingeon, 2015
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